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Dans une usine hydroélectrique, une conduite forcée avant son entrée en puits blindé.
Conduites forcées avant leur enfouissement en puits blindés : une opération onéreuse privilégiée en Suisse pour des raisons de sécurité.

La conduite forcée

13/03/2023 - 09:11
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Dans une usine hydroélectrique, une conduite forcée avant son entrée en puits blindé.
Conduites forcées avant leur enfouissement en puits blindés : une opération onéreuse privilégiée en Suisse pour des raisons de sécurité.

C’est à la fin du 19e siècle, lorsque la maîtrise de la métallurgie est suffisante et que l’intérêt pour l’électricité ne cesse de grandir, que les premières conduites forcées sont mises au point.

Même si des constructions du même type virent le jour avant, notamment pour le compte de filatures, en France, c’est l’entreprise Bouchayer et Vialet qui est plus active dans le domaine, avec une première production en tôle de fer rivé qui débuta vers l’année 1880 pour le compte de la Société des ciments.

Techniquement, une conduite est un tuyau qui permet de canaliser l’eau pour l’amener d’un endroit à un autre, si possible sans perte.

Mais c’est l’adjectif forcé, qui ici fait tout la différence !

Pour démultiplier la force d’une chute d’eau, il faut soit augmenter son débit (le diamètre de la conduite) soit augmenter sa hauteur et la gravité fera le reste.

Oui, mais pour emprisonner une chute d’eau dans un tuyau, les forces transportées par l’eau précipitée sont colossales !

D’abord réalisée en fer rivé, on passe rapidement à de l’acier soudé au gaz dit « à l’eau », puis à la soudure électrique, ce qui augmenta la solidité de l’ensemble qui peut être aérien, posé sur le sol, ou enterré.

Mais même l'utilisation d'un matériau solide, aujourd’hui de l'acier à haute élasticité, et une soudure irréprochable ne garantissent pas que la conduite forcée soit à toute épreuve : des phénomènes dits « coup de bélier » peuvent se produire, en particulier lors que la fermeture trop rapide des vannes en aval, ce qui peut engendrer une onde de surpression qui peut faire exploser la conduite.

Pour l’éviter, les ingénieurs ont inventé la cheminée d’équilibre ou d’aération, une sorte de prise d’air qui dissipe l’énergie élastique des ondes de pression en les convertissant en oscillation de masse, selon un principe physique qui sort du cadre de cet article.

Toujours est-il qu’une conduite forcée est une construction élaborée qui ne pardonne pas les imperfections, sous peine d’un accident à la mesure des puissances véhiculées.

Dans l’idéal, on construit un barrage, pour stabiliser le niveau de l’eau, et assurer la régularité de son débit.
Ensuite, en contrebas, on identifie un site où sera construite l’usine hydroélectrique qui abritera les turbines.

La ou les conduites forcées relieront les deux ensembles.

De quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres, pour des raisons économiques, cette distance devra être la plus courte possible, soit juste assez longue pour acquérir, rappelons-le par gravitation, un maximum d’énergie pendant la chute de l’eau.  

De cette eau, une masse liquide précipitée en contrebas de façon contrôlée (forcée)  on exploitera la puissance dynamique pour entrainer des turbines couplées à des alternateurs qui produiront le produit final recherché, l’électricité !

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Énergie hydroélectrique. Le lac des dix, barrage de la Grande Dixence.
Le Lac des Dix, principale retenue d'eau de la Grande Dixence : 400 millions de m3 d'eau qui passeront par des conduites forcées.

En Suisse, les conduites forcées sont de tous les grands barrages alpins, et souvent abritées dans des galeries renforcées en béton nommées puits blindés, à l’image de celui de la Grande Dixence, notre plus grand ouvrage hydroélectrique à ce jour.

Cet exemple de conduite forcée moderne nous permet d’illustrer cet article, mais aussi les risques techniques, qui sont loin d’être absents…

Le nouveau complexe de Cleuson-Dixence, inauguré en 1998, est capable de produire une puissance de 2000 MW, équivalente à deux tranches de centrales nucléaires classiques, une énergie considérable disponible en quelques minutes par turbinage.

Pour alimenter ces mêmes turbines, il comporte plusieurs conduites forcées enterrées (dans des puits blindés) dont la plus longue atteint 4,3 km pour un diamètre intérieur de 3.80 mètres avec une chute finale qui dépasse les 1800 mètres, un record mondial à cette époque.

Le 12 décembre 2000, en début de soirée, cette conduite forcée éclata près du hameau de Fey, provoquant une irrépressible coulée de boue qui emporta une dizaine de bâtiments en provoquant la mort de trois personnes dont on ne retrouva jamais les corps.

La force du glissement de terrain fut telle que la coulée parvint au bas de la montagne, et eut encore la force de traverser le Rhône en contrebas, avant de s’arrêter sur l’autre rive.

Pour bien s’imaginer l’énergie contenue dans une conduite forcée de ce diamètre, cette rupture projeta  immédiatement un geyser de plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes d’eau à une pression de 100 atmosphères qui entraina tout sur son passage, y compris le béton, les rochers et la terre qui recouvraient le puits blindé !  

Les témoins parlaient d’un grondement sourd, profond, qui s’apparentait à celui des avions de chasse qui, dans cette région, s’entrainent souvent dans le ciel...

Du rapport d’enquête de 300 pages rédigé par trois experts, on apprit plus tard que des microfissures dues à un pourcentage trop élevé d’hydrogène dans les soudures, avaient fragilisé le métal de la conduite forcée, entrainant sa rupture sous la pression.

Un phénomène de corrosion sous contrainte bien connu des concepteurs de submersible, mais jamais expérimenté sur une conduite forcée, à l’intérieur d’un puits blindé… 

Ainsi sont faits les grands ouvrages hydroélectriques : sur de tels géants, avec de pareilles forces mises en œuvre (jusqu’à 190 bars de pression statique à sa base) des petites causes peuvent provoquer de grands et catastrophiques effets…

Quatre ans et demi de travaux furent nécessaires pour chemiser entièrement les conduites forcées du complexe Cleuson-Dixence et contourner l’endroit de la rupture, rendu instable par le glissement du terrain.

Six cents collaborateurs et 360 millions de CHF ont été engagés pour remettre en service l’installation, ce qui n’eut finalement lieu que dix ans après l’accident, soit début 2010.

À la centrale souterraine du Bieudron, située à Riddes en valais, l’unique conduite forcée (celle qui se rompit précédemment) alimente trois imposantes turbines Pelton qui produisent 1269 MW d’électricité, soit environ 4 % de la production hydroélectrique suisse, ce qui illustre le coût humain et économique d’une interruption de longue durée.

En définitive, la conduite forcée, surtout sous puits blindé, est un maillon discret de la chaine productive d’un grand barrage hydroélectrique, mais c’est un maillon vital à ne surtout pas négliger.